Refermer la porte du boulot pour ouvrir celle des mots*
Partir, quitter sans regret un univers trop âpre que l’on ne comprend plus, partir pour se retrouver, laisser tomber la pression et être là où l’on doit être, au plus près de son âme.
Juste un au revoir, le même que ceux qu'on lance chaque soir à la volée à ceux qui partent plus tard, ou qui rentrent chez eux. Mais cette fois, pas de lendemain : je n’y serai plus, ni mon corps ni mon esprit. Je serai là où je dois être, dans l’écriture que j’ai gardé toutes ces années et qui me fait exploser la tête. Les mots viendront et diront tout. Les mots me libèreront de quelque chose si inexprimable et m’emmèneront en voyage. J’aurai une autre vie et les heures seront des minutes, et mes journées des tourbillons d’images dont l’évocation servira de voilures à mon imaginaire. Mon dos me fera souffrir, d’être restée si longtemps assise devant mon écran. Alors, pour me délasser je sortirai dans mon jardin parler aux animaux de ma basse-cour, aux oiseaux du ciel et aux chats rêveurs. Les quelques pas, le souffle du vent, la senteur des roses dans l’escalier me fera renaitre à la vraie vie, celle qui me donnera à nouveau envie d’écrire.
Que regretter ? J’ai tout fait, j’ai tout risqué. Je pars sans savoir qui j’étais vraiment. Oui c’est peut être cela le regret : ne pas savoir qui je fus pendant toutes ces années…
Bien sur, travailler c’est jouer un rôle, toujours.
Mais quand l’habit pèse un peu trop il faut enfin l’enlever et savoir se retrouver, dans toute sa vraie nudité, pour enfin se connaître et s’aimer.
Laisser aller les choses, ne pas en avoir peur. Même si la tête tourne un peu, penser que la vraie vie va commencer.
J’ai fait ce que j’ai pu pour ces travailleurs de l’ombre, ces voix infatigables, ces oreilles attentives et tellement aguerries aux bruits du monde et aux plaintes insatiables. Bien sur ce n’est pas assez, je n’ai pas réussi à grand-chose, je n’ai pas fait la révolution dans les services ! Juste essayé de leur apprendre à être un peu combattifs…à retrouver un peu de dignité dans ce monde infantilisant. Je les ai écouté, je les ai informé, aidé. Et puis ensuite, ils en ont fait ce qu’ils en ont voulu, c'est-à-dire, pas grand-chose, car ces gens là attendent tout dans la plus grande passivité. En même temps ils m’ont aidé à partir, je n’ai pas en moi le regret de ces collègues. Sauf peut être quelque unes, oui, bien sur :
Il y a la Zélie et son sourire, son humour malgré les béquilles, et le trajet qu’elle fait tous les jours pour venir. Il y a Nelly et son esprit obtus et tellement pragmatique. Secrète, elle est une des rares à ne pas parler pour rien dire. Elle ne dit pas ses peines ni ses soucis. Elle est toujours là pour aider comme cette fois où un client m’avait fait craquer et qu’elle m’avait fait sortir, afin de me changer les idées. De la bonté à revendre avec des idées pourtant si éloignées des miennes. Le mystère de l’humain.
Il y a la Mathilde la fofolle toujours prête à déconner. Enfin plus trop maintenant, elle râle, elle n’en peut plus. Tout comme Roseline, tous les six mois en maison de repos pour dépression. Je le sens venir, et je sais quand je vois son visage se chiffonner qu’elle va replonger. A force d’heures sup et d’acharnement à vendre et à faire ses chiffres, c’est sa peau qu’elle y laissera, mais là je n’ai pas à m'en vouloirr car je n’ai cessé de l’alerter. Je penserai aussi à la frêle Rosy, va-t-elle tenir encore longtemps ? Les coups durs ne lui manquent pas en ce moment, et ce n’est pas au boulot qu’elle peut oublier tout ça…Isa tu vas me manquer. Nous avons le même âge et nous comprenions d’un simple regard. Tu restes, pas pour trop longtemps j’espère. Christine, Sédia, Claudie, Sylvie et Jacqueline je vous dis au revoir. J’ai presque honte de vous laisser tomber, je n’ose même pas vous dire en face que je m’en vais. Un matin vous vous apercevrez que je ne suis plus là, cela fera peut être plusieurs mois que je serai partie, mais quand a-t-on le temps de se préoccuper des autres ?
Une fois libre, je promet d'écrire pour ces femmes sans visages qui répondent dans divers service client par téléphone, et qui parfois n'en peuvent plus.
Je suis partie, j’ai refermé la lourde porte dont j’avais rendu le pass. J’ai entendu le déclic indiquant le verrouillage, suivi d’un lourd silence. Je suis partie sans me retourner.
* * merci à Aline du site imaginair pour le titre qu'elle m'a sans le savoir suggéré